Le bourdonnement grave de la cloche donna le signal de la reprise de l’audience. En ce début d’après-midi, dans la petite chapelle de l’abbaye qui servait de tribunal, il faisait froid car les épais murs de granit ne laissaient pas pénétrer la chaleur. Sur les bancs de bois, là où la veille encore se pressaient les parties engagées dans un litige, les accusés et les témoins, il ne restait plus que quelques personnes car, à cette heure, la plupart des affaires en cours avaient déjà été jugées.
Quand le brehon fit son entrée, les participants à ce dernier procès se levèrent. Le juge était une jeune femme élancée, au visage avenant, qui n’avait pas atteint la trentaine et portait la robe d’une religieuse. Ses cheveux roux, qui s’échappaient de sa coiffe, tombaient en cascade sur ses épaules et la couleur de ses yeux, où s’allumait parfois un feu étrange, tirait sur le bleu ou le vert, au gré de la lumière et de ses humeurs. Sa jeunesse s’accordait mal à l’idée qu’on se faisait d’un juge érudit et expérimenté mais, au cours de ces derniers jours, alors qu’elle compulsait les documents et menait les débats, elle avait impressionné l’auditoire par sa bienveillance, l’étendue de ses connaissances et la rigueur de sa logique.
Il avait été octroyé à sœur Fidelma le titre de dálaigh, d’avocate des tribunaux des cinq royaumes[1]d’Éireann. Puis ses compétences l’avaient élevée à la qualification d’anruth, ce qui signifiait qu’elle était autorisée à plaider mais aussi, quand on l’en priait, à procéder à des auditions et statuer sur les différends qui ne nécessitaient pas la présence d’un juge de haut rang. C’est en cette qualité que Fidelma rendait aujourd’hui la justice à l’abbaye de Lios Mhór. L’abbaye se tenait à l’extérieur de « la grande fortification » dont elle tirait son nom, sur la rive du fleuve Abhainn Mór, « la grande rivière », au sud de Cashel, dans le royaume de Muman.
Tandis que Fidelma et les personnes présentes s’asseyaient, le scriptor de l’abbaye, qui tenait le rôle de greffier de la cour et consignait les débats, resta debout. Sa voix mélancolique rappelait à Fidelma les pleureurs aux enterrements.
— La séance est ouverte. Archú, fils de Suanach, contre Muadnat du Black Marsh. Suite des doléances d’Archú.
Il s’assit à son tour et tourna ses regards vers Fidelma, le style levé, prêt à coucher les actes sur ses tablettes d’argile humide, montées dans un châssis en bois. A la fin du procès, ce texte serait retranscrit dans un livre en vélin.
Fidelma, qui siégeait derrière une table en chêne abondamment sculptée, se pencha vers les deux hommes qui attendaient sur le banc en face d’elle.
— Archú et Muadnat, avancez-vous, je vous prie.
Le jeune homme se leva en hâte. Son comportement empressé rappelait celui d’un chien réclamant les faveurs d’un maître, songea Fidelma tandis qu’il se précipitait vers elle. L’autre avait l’âge d’être le père du premier et il arborait un visage sombre et austère.
— Après avoir entendu les dépositions présentées devant cette cour, dit Fidelma en les fixant à tour de rôle, je vais maintenant tenter de résumer les faits avec impartialité. Vous, Archú, venez d’atteindre l’âge du choix.
Le jeune garçon hocha la tête. D’après la loi, à dix-sept ans, il était devenu un adulte responsable de ses actes.
— Vous êtes le fils unique de Suanach, fille de l’oncle de Muadnat, décédée il y a un an.
— Elle était bien la fille unique du frère de mon père, acquiesça Muadnat d’un ton neutre.
— Donc vous êtes cousins.
Aucune réponse. Ces deux-là entretenaient des relations où l’amour tenait peu de place.
— Des parents aussi proches ne devraient pas recourir à la loi pour arbitrer leurs différends, les admonesta Fidelma. Vous obstinez-vous à solliciter le jugement de cette cour ?
Muadnat renifla d’un air belliqueux.
— Je n’avais aucun désir de me présenter ici.
— Moi non plus, répliqua le jeune homme en s’empourprant. J’aurais préféré que mon cousin se comporte comme la morale et le bon sens l’exigent, sans en venir à cette extrémité.
— Je suis dans mon droit, lança Muadnat d’un ton cassant. Cette terre m’appartient.
Sœur Fidelma haussa un sourcil moqueur.
— C’est à la cour, il me semble, de trancher sur le bien-fondé de vos revendications. Puisque vous l’avez sollicitée, elle rendra une sentence que vous devrez tous deux respecter.
Elle se renversa sur son siège, croisa les mains sur ses genoux et contempla d’un air pensif les deux visages courroucés qui lui faisaient face.
— Suanach a donc hérité des terres de son père. Puis elle a épousé un homme d’au-delà des mers, un Breton du nom d’Artgal, qui en tant qu’étranger n’était pas autorisé à posséder des terres du clan en son nom propre.
— Un inconnu nécessiteux, grommela Muadnat.
— Nous ne sommes pas ici pour exprimer des opinions sur la personnalité d’Artgal, le coupa Fidelma. Il épousa donc Suanach...
— Contre la volonté de sa famille, intervint à nouveau Muadnat.
— Ces circonstances ne concernent pas la cour. À la mort d’Artgal, Suanach continua de cultiver ses champs et d’élever son fils, Archú. Puis elle mourut il y a un an environ.
— C’est alors que mon cousin est arrivé en affirmant que la propriété était sienne ! s’exclama Archú.
— À la mort de Suanach, lâcha Muadnat d’un ton sentencieux, elle revenait de droit à sa famille et j’étais son plus proche parent.
— Il a tout pris, se plaignit l’autre avec amertume.
— Je suis entré en possession de mon bien. Et tu n’avais pas atteint l’âge du choix.
Fidelma s’interposa.
— Il suffit. Archú, au cours de l’année qui vient de s’écouler, Muadnat a donc été votre tuteur.
— Mon tuteur ? Mon maître, oui. J’ai été obligé de travailler sur ma propre terre comme un esclave en ne recevant que de la nourriture en échange. La famille de ma mère m’a traité plus mal que ceux qu’elle emploie pour les labours. On m’a contraint à manger et dormir dans l’étable.
— Je vous remercie de me rappeler ces faits dont j’ai déjà eu connaissance, soupira Fidelma.
— Nous n’avions aucune obligation légale envers ce garçon, grommela Muadnat. Il devrait nous être reconnaissant de ne pas l’avoir jeté dehors.
— Modérez vos propos, je vous prie. En résumé, si Archú vous a amené à comparaître ici, c’est qu’il estime avoir droit à une part d’héritage.
— Les biens de sa mère reviennent à sa famille. Lui ne peut hériter que de ce qui appartenait à son père, or il ne lui a rien laissé. S’il veut de la terre, il n’a qu’à se rendre en Bretagne.
Des yeux mi-clos de la dálaigh filtra une lueur vite éteinte.
— Quand un óc-aire, un modeste fermier, meurt, un septième de ce qu’il possède est prélevé comme impôt à l’intention du chef du clan pour les frais d’entretien du territoire dont il a la garde.
— Cela a été fait, déclara le scriptor. Ce document que le chef d’Araglin nous a fait parvenir le confirme.
— Très bien.
Fidelma se tourna vers Archú.
— Votre mère, en tant qu’héritière directe, avait la jouissance de la propriété de feu son père qu’en principe elle ne pouvait transmettre à son mari ou à ses enfants, puisqu’elle revenait de droit au parent le plus proche de sa propre lignée.
Les traits de Muadnat se détendirent et il jeta un regard triomphant à son jeune cousin.
— Cependant, reprit Fidelma en haussant le ton, son époux, en tant qu’étranger, se retrouvait dans l’impossibilité de transmettre du bien à son fils et dans ces circonstances, l’usage veut que l’on se réfère à l’arrêt de notre grand brehon Bríg Briugaid, qui sert maintenant de référence sur cette question. Son arbitrage stipule que, dans le cas présent, la mère est autorisée à transmettre de la terre à son fils à condition qu’elle n’excède pas sept cumals, une mesure censée représenter une propriété suffisamment étendue pour qu’un óc-aire puisse en tirer sa subsistance.
Il y eut un silence tandis que le plaignant et le défendeur s’efforçaient de saisir les implications de la sentence. Sœur Fidelma eut pitié d’eux.
— Le jugement a été prononcé en votre faveur, Archú, dit-elle en souriant au jeune garçon. Maintenant que vous avez atteint l’âge du choix, votre cousin devra vous céder sept cumals de sa terre.
Muadnat la fixait sans en croire ses oreilles.
— Mais... la propriété les couvre à peine. Autant dire qu’il ne me reste rien.
— D’après l’ancienne loi du Crith Gablach, reprit patiemment Fidelma, un fermier ne peut accéder au titre d’óc-aire à moins de posséder un minimum de sept cumals de terrain, ce qui correspond à la surface qu’Archú est en droit d’exiger. D’autre part, pour avoir agi en violation de la loi, ce qui a contraint Archú à présenter ses doléances devant moi, vous êtes condamné à payer une amende d’un cumal à cette cour.
Muadnat avait pâli et son visage exprimait une rage qu’il contenait à grand-peine.
— C’est une injustice ! articula-t-il d’une voix éraillée.
— Votre indignation est assez malvenue, Muadnat. À la mort de votre tante, il était de votre devoir de nourrir et de protéger votre cousin. Or vous l’avez exploité en lui refusant une juste rémunération pour son travail, et vous avez tenté de le dépouiller de son bien. Considérez qu’en m’abstenant de vous faire payer des compensations à Archú, j’ai tempéré la loi par la commisération.
L’homme cligna des yeux et avala sa salive avec difficulté.
— J’en référerai à mon chef, Eber d’Araglin, qui ne manquera pas de contester cette décision ! gronda-t-il.
— Les demandes d’appel ne peuvent être adressées qu’au chef brehon du roi de Cashel, l’interrompit le scriptor qui terminait de consigner le jugement. D’autre part, l’usage commande que vous vous absteniez de critiquer la décision du brehon ici présent.
Dans l’éventualité où vous solliciteriez un nouvel arbitrage, vous devrez suivre la procédure. En attendant un éventuel recours, vous êtes prié de vous retirer des terres qui reviennent à votre cousin Archú, dont vous serez physiquement expulsé d’ici neuf jours si vous n’avez pas obéi à nos injonctions. D’autre part, le délai qui vous est imparti pour payer votre amende court jusqu’à la pleine lune.
Muadnat sortit sans un mot de la chapelle. Un petit homme frêle à la crinière châtaine se leva et lui emboîta le pas d’un air penaud.
Quant à Archú, son visage disait clairement qu’il avait peine à croire à sa bonne fortune. Il prit la main de Fidelma qu’il secoua avec énergie.
— Dieu vous garde, ma sœur, vous m’avez sauvé la vie.
Fidelma lui retira sa main avec un petit sourire distant.
— Ne me remerciez pas, je n’ai fait qu’appliquer la loi.
Mais le jeune homme, illuminé par la gratitude, semblait ne pas l’avoir entendue. Toujours souriant, il alla retrouver une jeune fille dans l’allée qui se jeta dans ses bras. Fidelma, cachant son attendrissement, les regarda se parler à mi-voix, penchés l’un vers l’autre.
Puis elle se tourna vers le scriptor.
— Vous n’avez plus besoin de moi, frère Donnán ?
— Non ma sœur. Ce soir, j’aurai terminé de reporter vos jugements dans mon livre. Ensuite, je veillerai à ce qu’ils soient annoncés de la manière qui convient.
Il marqua une pause et s’éclaircit la voix.
— Il semblerait que l’abbé, qui se tient près de la porte, veuille s’entretenir avec vous.
Fidelma repéra aussitôt la silhouette aux larges épaules de l’abbé Cathal. Il avait l’air préoccupé. Elle se leva d’un geste vif et se dirigea vers lui.
— Vous me cherchiez, père abbé ?
Le moine était un homme d’un certain âge, taillé en force, qui avait gardé une allure martiale remontant à l’époque où il était guerrier. Originaire de la région, il avait rapidement abandonné la carrière des armes pour suivre à Lios Mhór l’enseignement du bienheureux Cáthach, qui en avait fait un abbé et un enseignant des plus accomplis. Fils d’un grand chef de guerre, Cathal avait distribué toutes ses richesses aux pauvres de son clan et vivait dans la simplicité commandée par son ordre. Sa franchise et ses manières sans détour lui avaient valu beaucoup d’ennemis. Un chef local, Maelochtrid, l’avait même emprisonné sous le prétexte, inventé de toutes pièces, qu’il pratiquait la sorcellerie. Pourtant, à sa libération, Cathal lui avait pardonné sa mauvaise action. Telle était la nature de cet homme.
Fidelma aimait la douceur de Cathal et son absence totale de vanité, contrastant avec l’arrogance assez répandue chez ceux qui occupaient sa position. C’était un des rares religieux qu’en son cœur elle jugeait un « saint homme ».
— Oui, je vous cherchais, sœur Fidelma, répondit l’abbé avec un bref sourire qui illumina ses traits. En avez-vous fini avec vos délibérations ?
Sa voix aux modulations feutrées ne trahissait aucune émotion, mais pour qu’il la vienne quérir dans la chapelle, Fidelma se doutait bien qu’il s’était produit quelque événement inhabituel.
— Je viens de juger la dernière affaire, père abbé.
Cathal hocha la tête d’un air distrait.
— Deux cavaliers, dont un étranger, viennent d’arriver tout droit de Cashel. Ils ont demandé à vous voir.
— Mon frère va-t-il bien ? s’enquit Fidelma, étreinte par une peur irraisonnée.
Colgú venait de monter sur le trône de Muman, le plus grand des cinq royaumes d’Éireann, et sa situation n’était pas encore bien assurée.
— Oui, oui. Votre frère le roi se porte comme un charme ! se récria aussitôt Cathal. Excusez ma maladresse. Et, maintenant, rejoignons mes appartements où vous êtes attendue.
Fidelma, piquée par la curiosité, pressa le pas dans les couloirs de la grande abbaye pour rester à la hauteur de l’abbé qui marchait à grandes enjambées.
Lios Mhór, la « grande maison », un lieu reculé, était devenue célèbre quand Cáthach de Rathan, Dieu bénisse son nom, y avait emménagé pour fonder une nouvelle communauté religieuse. Cela ne remontait qu’à une génération. Avec une incroyable rapidité, Lios Mhór était devenue un des centres d’enseignement les plus célèbres, où accouraient les étudiants de contrées lointaines. Comme pour la plupart des abbayes d’Irlande, il s’agissait d’une maison double, un conhospitae, où vivaient des religieux des deux sexes qui travaillaient et élevaient leurs enfants au service du Christ.
Alors qu’ils progressaient dans les cloîtres de l’abbaye, les étudiants et les religieux s’écartaient respectueusement devant eux, la tête baissée en signe de déférence. Les étudiants, filles et garçons, venaient de nombreux pays pour parfaire leur éducation dans les cinq royaumes.
Tandis que l’abbé Cathal, escorté de Fidelma, pénétrait dans ses appartements, le beau vieillard qui se tenait près d’une table massive se retourna avec un large sourire. Malgré son grand âge et ses cheveux argentés, il rayonnait d’énergie. Une chaîne d’or marquant son rang brillait sur sa cape.
— Beccan ! s’écria Fidelma. Quelle joie de vous revoir !
Le chef brehon sourit en lui prenant les mains.
— Retrouver une jeune personne objet de toutes les affections et que les membres de sa profession tiennent en haute estime sera toujours un plaisir pour moi, ma chère Fidelma.
Cet accueil cordial ne devait rien au protocole et tout à une sympathie sincère.
A cet instant, quelqu’un toussa derrière Fidelma, un frère dont les mains étaient dissimulées dans les manches de sa longue robe de bure. Sa tonsure romaine le distinguait des moines des cinq royaumes d’Éireann, qui arboraient la tonsure en demi-couronne des adeptes du bienheureux Jean, sur le devant de la tête. Le frère montrait un visage solennel mais, quand il s’inclina pour saluer Fidelma, ses yeux bruns brillaient d’une lueur amusée.
— Frère Eadulf, balbutia Fidelma. Je croyais que Rome vous avait assigné à la cour de mon frère[2] ?
— Certes, mais je me retrouvais un peu désœuvré à Cashel et quand j’ai appris que Beccan partait à votre recherche, j’ai offert de l’accompagner.
— Mais que se passe-t-il ? demanda-t-elle, ramenée à la réalité par le visage inquiet de l’abbé qui alla s’asseoir derrière sa table.
— Nous sommes porteurs de nouvelles inquiétantes, déclara Beccan sur un ton grave.
Puis il sourit.
— Mais j’aurais dû commencer par vous transmettre les chaleureuses salutations de votre frère qui est en bonne santé et affronte avec vaillance les difficultés de sa charge.
— Mais alors, quelle est cette nouvelle qui semble vous bouleverser ?
— Eh bien... figurez-vous qu’hier après-midi est arrivé à Cashel un messager du clan d’Eber d’Araglin.
Où Fidelma avait-elle déjà entendu ce nom ? Mais il y avait à peine un instant, car Eber était le chef de la région dont Archú et son cousin étaient originaires.
— Poursuivez, dit-elle, car Beccan avait marqué une pause en constatant que ses pensées étaient ailleurs.
— Ce messager nous a annoncé qu’Eber avait été assassiné en même temps qu’une de ses parentes. Quelqu’un a été surpris sur la scène du crime.
— En quoi cela me concerne-t-il ? s’étonna Fidelma.
Beccan eut un geste d’excuse.
— Je suis appelé à Ros Ailithir pour des affaires urgentes, et je n’aurai pas le temps de mener une enquête approfondie en Araglin. Or le roi tient à un procès équitable. Eber d’Araglin était un fidèle ami de Cashel et Sa Majesté a pensé que vous étiez la mieux placée pour...
Fidelma devina la suite.
— ... prendre en charge les investigations, soupira-t-elle. Ma tâche étant ici terminée, j’avais prévu de retourner demain à Cashel, mais rien ne m’empêche de retarder mon voyage de quelques jours. Cependant, si le coupable a déjà été arrêté, êtes-vous certain que ma présence soit nécessaire ? Entretiendrait-on quelque doute quant à sa culpabilité ?
— Pas que je sache. L’assassin a été surpris un poignard à la main, ses vêtements étaient tachés de sang et il se tenait près du corps d’Eber. Mais votre frère...
Fidelma leva les yeux au ciel.
— Je comprends. Eber était un ami de Cashel et la justice doit être rendue avec la plus grande rigueur.
— Aucun brehon n’est attaché à Araglin, intervint l’abbé Cathal. Il s’agit surtout de s’assurer que rien n’a été laissé au hasard.
— Existe-t-il des incertitudes quant aux circonstances du crime ?
L’abbé Cathal ouvrit les mains d’un air perplexe.
— Eber était un chef très populaire, aimable et généreux, les membres de son clan l’appréciaient, et nous craignons une justice expéditive qui verrait le coupable puni sans que l’on prenne le temps de respecter les procédures.
Fidelma comprit qu’il était troublé. Or Cathal connaissait bien cette région montagneuse pour la bonne raison qu’elle l’avait vu naître. Elle hocha la tête.
— Tout à l’heure, alors que je siégeais dans la chapelle, j’ai eu un bon exemple du peu de respect qu’inspiraient les lois à l’un des hommes du clan d’Araglin. Racontez-m’en davantage sur ce peuple, père abbé.
— Leur histoire se résume à peu de chose. Ils vivent en communauté fermée dans les montagnes autour du rat h de leur chef. A l’est, des terres fertiles s’étendent le long de la rivière Araglin qui coule dans la vallée. Les membres du clan se suffisent à eux-mêmes et n’apprécient guère les étrangers. La tâche qui vous attend sera ardue.
— En l’absence de brehon, je suppose qu’ils ont un prêtre ?
— Oui, le père Gormán, qui vit depuis vingt ans au rath, près de la chapelle de Cill Uird, « l’église du rituel ». Il a étudié ici, à Lios Mhór. Il vous sera d’un grand secours, bien que ses conceptions ne correspondent guère aux vôtres.
— Comment cela ? s’étonna Fidelma.
Cathal lui adressa un sourire malicieux.
— Je préfère vous laisser découvrir par vous-même l’étendue de vos différends. Ainsi, personne ne pourra m’accuser de vous avoir influencée.
— J’ai compris. Encore un adepte de Rome !
Cathal sourit.
— Vous êtes très perspicace, ma sœur. Oui, il estime que les préceptes de Rome devraient l’emporter sur nos coutumes locales. Et il n’est pas le seul, si l’on en juge par la chapelle romaine réputée pour son opulence qu’il a fait édifier à Ard Mór. Il semblerait que le père Gormán a des appuis haut placés.
— Et pourtant, Cill Uird est construite dans un endroit peu fréquenté. Cela ne vous paraît-il pas bizarre ?
— N’y voyez pas malice, l’admonesta gentiment Cathal. Le père Gormán est un homme d’Araglin qui tient à propager son interprétation de la foi, voilà tout.
Beccan s’amusa de l’attitude contrite de la jeune femme.
— Le problème avec vous, Fidelma de Kildare, c’est votre esprit trop aiguisé pour la profession que vous exercez. Savez-vous que votre sagesse est devenue proverbiale dans les cinq royaumes d’Eireann ?
— Cette pensée me contrarie, grommela Fidelma. Je sers la loi pour apporter la justice au peuple, non pour en tirer une gloire personnelle.
— Ne vous fâchez pas, mon enfant. Votre réputation vous a suivie dans le sillage de vos succès, acceptez-la de bonne grâce. Après tout, vous avez résolu des affaires difficiles qui alimentaient la controverse, et maintenant...
Il se tourna vers l’abbé.
— Il est temps que je me mette en route si je veux atteindre Ard Mór avant la nuit. Vive valeque1 Cathal de Lios Mhór.
— Vive, vale, Beccan.
Et sur un bref sourire à Fidelma et un léger hochement de tête à l’adresse d’Eadulf, le vieil homme quitta la pièce.
Fidelma se tourna vers Eadulf avec un regard interrogateur.
— N’accompagnez-vous pas Beccan ?
Le moine au regard sombre, qui avait partagé bon nombre des aventures de Fidelma, prit un air détaché.
— Je pensais vous accompagner en Araglin, si vous n’y voyez pas d’objection, bien sûr. Je n’ai jamais visité cette région...
Fidelma se mordit la lèvre pour réprimer son envie de rire. La réponse très diplomatique d’Eadulf était à l’évidence destinée à détourner les soupçons que l’abbé aurait pu entretenir sur la nature de ses relations avec Fidelma.
Eadulf était un gerefa, ou magistrat héréditaire de son pays, le South Folk des Saxons. Converti à la foi chrétienne par Fursa, un missionnaire irlandais, il avait étudié dans les grands collèges d’Éireann pour y parfaire son éducation, d’abord au monastère de Durrow, puis au célèbre collège de médecine de Tuaim Brecain. Plus tard, il avait quitté l’Église de Colomba[3]pour celle de Rome. Le Saint-Siège l’avait alors nommé secrétaire du nouvel archevêque de Cantorbéry, Théodore, qui l’avait envoyé en mission auprès de Colgú de Cashel[4]. Eadulf était très à l’aise dans les cinq royaumes, dont il parlait couramment la langue.
— Je serai ravie que vous m’escortiez, dit Fidelma d’une voix douce. Avez-vous un cheval ?
— Votre frère a eu l’amabilité de me prêter une monture.
Peu de religieux possédaient un cheval. Fidelma devait le sien à son rang et à sa fonction de brehon des cours de justice.
— Parfait, dans ce cas, je vous propose de ne pas nous attarder plus longtemps.
— Ne préférez-vous pas attendre demain matin ? demanda l’abbé. Araglin est assez éloigné d’ici.
— Nous trouverons bien une hôtellerie en chemin, répliqua Fidelma avec une belle assurance. Si nous voulons empêcher les gens d’Eber de devancer la loi en prenant des mesures trop rapides contre l’accusé, mieux vaut gagner Araglin au plus vite.
Devant son impatience, Cathal céda à regret.
— Comme il vous plaira, Fidelma, mais je vais me faire du mauvais sang pendant que vous chevaucherez dans les montagnes la nuit. Veillez à vous trouver un abri sûr.
L’abbé ne parlait pas à une simple religieuse mais à la sœur du roi, dont il n’était pas autorisé à contester les décisions.
— Un de nos frères va vous préparer de l’eau et de la nourriture, et il veillera à ce que l’on prenne soin de vos chevaux avant de les seller, annonça Cathal.
Puis il quitta la pièce.
Dès que la porte se fut refermée, Fidelma s’avança d’un pas vif vers le moine saxon et lui prit les mains. Ses yeux bleu-vert débordaient de gaieté et, devant son visage frais et rieur, certains religieux n’auraient pas manqué de s’étonner qu’une jeune femme aussi séduisante ait choisi d’entrer dans les ordres. Son allure, sa silhouette élancée, semblaient exprimer le désir d’une vie plus active et joyeuse que celle que l’on mène derrière les murs des monastères retirés du monde.
— Eadulf ! On m’avait rapporté que vous étiez déjà en route pour le South Folk.
Devant l’enthousiasme de la jeune femme, le moine eut un sourire vaguement embarrassé.
— Quand j’ai appris que Beccan venait vous retrouver pour vous envoyer en mission à Araglin, j’ai déclaré à votre frère qu’il serait pour moi du plus haut intérêt d’assister à l’exercice de la justice dans cette région reculée. Cela me donnait une bonne excuse pour rester ici un peu plus longtemps.
— Je suis si heureuse, Eadulf ! En vérité, je m’ennuyais à Lios Mhór. Quel bonheur de partir avec vous pour les montagnes ! On dit qu’il y souffle un air sain et je me languis de renouer avec nos confrontations animées...
Eadulf éclata d’un rire franc et affectueux.
— Nos confrontations animées... j’imagine cela d’ici. Je vous connais, Fidelma.
La jeune femme rit elle aussi de bon cœur. Eadulf lui avait manqué. Lors de leurs joutes philosophiques, elle adorait le taquiner car il mordait aux hameçons qu’elle lui tendait avec une bonne humeur confondante. Mais leurs disputes n’allaient jamais jusqu’à l’inimitié. Tandis qu’ils argumentaient sur l’interprétation à donner aux préceptes des pères fondateurs de la foi, ils retiraient toujours quelque enseignement de leurs affrontements.
Eadulf, qui avait recouvré son sérieux, la contemplait maintenant d’un air grave.
— Nos débats m’ont également manqué, lui dit-il d’une voix contenue.
Ils se fixèrent en silence. Puis la porte s’ouvrit et l’abbé Cathal pénétra dans la pièce. Aussitôt ils se séparèrent d’un air gêné.
— Tout est prêt. Vous avez de la chance, car on m’a rapporté qu’un fermier d’Araglin s’apprêtait justement à retourner chez lui. Il pourra vous servir de guide.
— Un homme d’un certain âge ? s’enquit Fidelma qui se rembrunit.
L’abbé Cathal la regarda avec surprise.
— Non, un jeune homme accompagné de son amie. En quoi cela vous importe-t-il ?
— Eh bien, figurez-vous que je viens de prononcer un jugement en la défaveur d’un certain Muadnat qui n’aurait guère apprécié ma compagnie.
— Mais une sentence doit être acceptée de bonne grâce, s’étonna l’abbé Cathal qui semblait chagriné que l’on puisse éprouver du ressentiment devant une décision de justice.
— Certains le font de mauvaise grâce, père abbé, répliqua Fidelma.
Cathal était visiblement contrarié de les laisser partir.
— Peut-être nous voyons-nous pour la dernière fois, Fidelma, dit-il d’un ton solennel.
— Mais pourquoi donc ?
— La semaine prochaine, je partirai en pèlerinage pour la Terre sainte. Je mûris ce projet depuis fort longtemps. Frère Nemon me remplacera à l’abbaye.
— Quel beau voyage vous attend ! dit Fidelma d’un ton mélancolique. Moi aussi, j’espère le faire un jour, ce pèlerinage. Je vous souhaite beaucoup de joie, Cathal de Lios Mhór, et que Dieu vous accompagne sur votre route.
Elle tendit la main à l’abbé qui la serra dans la sienne.
— Et puisse-t-il continuer de vous inspirer dans vos jugements, ma chère enfant.
Il leur sourit et leva la main pour les bénir.
— Que la paix et la force soient avec vous jusqu’au bout du chemin.